Réflexion profonde

Sortie aux éditions Casterman (belle édition couleur de standard européen), il y a vingt ans, de ផ្កាឈូកខៀវ (Le Lotus Bleu), premier (et dernier) Tintin traduit en khmer. Cette traduction a été réalisée dans le cadre d’un cours donné pendant deux ans au sein de L’Université Royale de Phnom Penh. Dix étudiants ont participé à cette modeste aventure : Eang Kim, Bô Kosâl, Chum Noy, Kao Vutheany, Lim Rathpiphos, Ly Neang Leakhana, Muth Leakhana, Sok Limsrorn, Simsethi Chhorvivoinn et Suon Sothy. J’ai dû faire un crochet par Paris, rue du Chemin Vert, pour convaincre Casterman de publier ce livre. Financé par le Centre culturel français du Cambodge (l’ancien Institut français), il a été publié à 2500 exemplaires et mis en vente au prix modique de 2,5 USD. Le travail graphique a été réalisé localement par Hervé Hamon (décédé quelques années plus tard). Il ne s’agissait pas seulement de mettre du texte khmer dans les bulles mais de retravailler le « hors-bulle », affiches, onomatopées, etc. Le livre est aujourd’hui introuvable.

ផ្កាឈូកខៀវ / « Le Lotus bleu ».

Nous avons traduit le titre de l’album de Tintin de cette manière : ផ្កាឈូកខៀវ /pkaa-cʰuuk-kʰiev/, littéralement « fleur (de) lotus bleu ».

En français, lotus et nénuphar (ou nymphéa), sont souvent confondus, alors qu’il s’agit de deux plantes aquatiques bien distinctes. La fleur de lotus (Nelumbo nucifera) est rose pâle, alors que la fleur de nénuphar (Nymphaea) peut revêtir différentes couleurs, dont le bleu (Nymphaea caerulea). Ce Nymphaea caerulea, on l’appelle indifféremment en français lotus bleu, nénuphar bleu, nymphéa bleu (ah ! le bassin de Giverny !). La langue khmère distingue parfaitement les deux espèces. Le lotus, c’est ឈូក /cʰuuk/ et le nénuphar, ព្រលឹត /prɔlɨt/. Lorsque ce nénuphar est bleu (Nymphaea caerulea), les Cambodgiens l’appellent ព្រលឹតរំចង់ /prɔlɨt-rumcɑŋ/ ou tout simplement រំចង់ /rumcɑŋ/, corruption du mot លំចង់​ /lumcɑŋ/. Cette fleur aux pétales bleus tirant sur le violet (ផ្កាសម្បុរខៀវស្វាយ) est très présente dans la poésie khmère, les chansons, etc. Exemple (cité par Samdech Chuon Nath dans son dictionnaire unilingue de référence) : « ព្រលិតលំចង់ ផ្ការីករហង់ នៅក្នុងស្រះស្រី មើលពីចម្ងាយ ហាក់ដូចចេះស្ដី ថែមទាំងមានត្រី ហែបហែលផងទៀត ».

Alors pourquoi traduire « Le Lotus bleu » par ផ្កាឈូកខៀវ /pkaa-cʰuuk-kʰiev/ alors que les fleurs de ឈូក /cʰuuk/ (Nelumbo nucifera) ne sont jamais bleues et que nous avions à notre disposition le mot លំចង់ /lumcɑŋ/) (Nymphaea caerulea) ?

Surtout que la fiche Wikipédia (elle n’existait pas à l’époque) du /lumcɑŋ/ (Nymphaea caerulea) pointe ingénument vers l’album de Tintin (https://fr.wikipedia.org/wiki/Lotus_bleu).

Surtout que, comme l’explique cette même fiche, le /lumcɑŋ/ (Nymphaea caerulea) contient de l’aporphine et autres alcaloïdes hallucinogènes (il aurait d’ailleurs fait l’objet d’un culte rituel dans l’Égypte ancienne) et que Le Lotus bleu est le nom d’une fumerie d’opium.

Nous avons réfléchi.

Longuement.

Puis, peu habitué à ces réflexions profondes, nous avons tranché l’affaire entre deux salves de bière (prière de rester discret).

Nous nous sommes dit : eh bien, justement, c’est une fumerie d’opium, les gens sont dans les vaps, ils voient des ឈូក /cʰuuk/ de couleur bleue comme ils verraient des éléphants roses.

Et nous avons traduit « Le Lotus bleu » par ផ្កាឈូកខៀវ /pkaa-cʰuuk-kʰiev/ (traduire, c’est choisir).

Tout récemment, un peu par hasard, j’ai demandé à un ami français, Pascal, qui vit également à Phnom Penh et qui lit aussi bien le chinois que le khmer, de me traduire les trois idéogrammes qu’Hergé a dessiné lui-même en haut de la première planche. « Fleur (de) lotus bleu, m’a-t-il répondu, le mot chinois utilisé désigne le Nelumbo nucifera ».

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